De leur insigne je fus marquée...

Le voilà endormi. Je m’approche à pas de loups de son lit. Ma main vient se poser sur son front chaud puis passe à travers sa chevelure défaite. La nuit il n’a rien du prêtre officiel du village, la nuit il devient un elfe comme tous les autres, en proie aux rêves. Je baisse sa couverture et découvre son torse. Sa main se redresse, je me recule le temps de la voir retourner lentement à ses songes. Malgré la pénombre j’aperçois le tatouage qu’il a reçu de ses divinités. Il est là apposé fièrement sur sa poitrine, insigne distinction de son rang. Du doigt je parcours les courbes voluptueuses de ce symbole. Je pose ensuite ma main contre sa poitrine, son cœur bat lentement.

- Comme ça ? dis-je en me tournant vers elle.
- Oui exactement. Tu comprends vite, me répond-elle en souriant.

Son diadème luit dans la pénombre, la pierre passe du rouge au bleu profond, c’est ensorcelant. Elle s’empare de mon autre main et je sens une douce chaleur envahir tout mon corps, ses pouvoirs passent en moi.

Tout s’évanouit soudain, le sol se dérobe sous mes pieds et les murs autour de moi deviennent évanescents. J’inspire une grande bouffée d’air et me voilà happée. Peu après je me retrouve en train de flotter.

- Où suis-je ?
- Dans son inconscient. Ce n’est qu’une question de temps, c’est très intuitif, tu t’y feras vite. Je dois te laisser un instant, je dois visiter ce Ritualiste dont tu m’as parlé.

Trop préoccupée par ma petite affaire, je ne remarque pas les ombres rougeoyantes qui se dessinent derrière elle. Je vois son sourire mais ne l’interprète pas comme un sourire empli de desseins, seul un léger doute m’étreint.

Des voix attirent mon attention, je détourne mon regard de la prêtresse humaine. Aydan. Il parle à quelqu’un. Une elfe. Je me rapproche maladroitement, tentant de nager dans cette étendue éthérée, abandonnant alors celle que j’ai priée intensément et savourant finalement ce pouvoir pernicieux et temporaire. Je la vois elle. Ma gorge se noue, je tremble de tous mes membres mais je continue d’observer. Enfin je la vois, enfin je la rencontre, enfin j’entends sa voix. Ses yeux, ses fines mains et sa silhouette diaphane se dévoilent à moi. Ses mouvements sont d’une grâce incomparable. Je l’admire clandestinement blottie dans mon coin. Même animée de la volonté secrète d’Aydan je sais que cette image est fidèle à ce qu’elle était.

Devant moi il rejoue une scène d’un passé que je n’aurais pu connaître. Mon cœur me fait mal. Une main invisible semble être venue le broyer. C’en est trop. Je me décide alors à mettre fin à tout ça et je plonge dans le corps délicat de ma mère. Sa voix si douce, sa brune chevelure, ses traits si fins, ses manières, je prends possession de tout cela, sans vergogne. Le sol reprend consistance sous mes pieds, des arbres se dessinent autour de nous et le village prend place sous mes yeux. Nous sommes en retrait, derrière une bâtisse de pierre.

Aydan. Je lui caresse le visage, lentement, mon autre main est sur mon ventre, la sienne vient se poser dessus. Je suis enceinte, les larmes me montent aux yeux, je ressens une immense tristesse se répandre en moi. Je lutte pour évacuer les sentiments qui furent les siens jadis. Il la rassure, sa main chaude et douce caresse ce ventre où je suis sensée prendre vie. Il lui chuchote qu’il saura faire ce qu’il faut pour son enfant et qu’il ne peut le faire sans elle. Non, je ne veux pas entendre tout ça, non…
J’approche mes lèvres des siennes et nos bouches se rencontrent. Il me serre fortement contre lui par peur de la perdre, pour faire durer cet instant. Mon cœur s’emballe, la main qui l’enserrait l’instant d’avant se referme un peu plus, je m’en veux de lui jouer pareil tour mais je me laisse aller à la situation que j’ai créée.

Soudain il me repousse brutalement. Désorienté il fait plusieurs pas en arrière.

- Que se passe-t-il ? Je suis seul maître de cette dimension !

Ses yeux…je me recule… ils brillent de colère, puis, brusquement, ses pupilles semblent se dilater, il réalise.

- Blyss ! Qu’as-tu fait ?!

Ils s’éteignent pour ne laisser transparaître qu’un sentiment que je connais trop bien, la trahison mêlée à la désespérance.

Je baisse les yeux au sol, incapable d’affronter son courroux légitime, comme une enfant prise la main dans le sac. Je me rends alors compte de l’énormité de mon acte et commence à me maudire intérieurement alors que je m’évanouis peu à peu de ses songes.

Voilà qu’il ouvre les yeux. Nous sommes de retour dans sa chambre au décor sobre. Je veux m’enfuir mais il me saisit fermement la main. Je vais y avoir droit, je le mérite.

- Pourquoi ? Tu ne te rends pas compte…

Je laisse alors exploser toute ma rage.

- Parce que tu rêves d’elle, même éveillé tes pensées sont pour elle.

Je pointe du doigt un être imaginaire, disparu depuis longtemps. Un sourire mauvais prend place sur mon visage.

- Mais elle… elle, elle t’a rejeté, tout comme moi. Elle a préféré nous abandonner et partir pour un autre, un humain en plus, et voilà ce que ça donne, une bâtarde que vous ne pouvez regarder en face.

Je serre les dents.

- Blyss ta mère est morte dans une douleur terrible, elle t’aimait, tais toi…
- Non ! Tu voulais savoir et bien tu vas savoir. Je m’en fiche, cela me va très bien qu’elle ne soit plus là. Mais toi, oui toi tu ne dois être là que pour moi !

Ma voix s’éraille, je ne peux crier ce que j’ai sur le cœur. Je ne peux que le chuchoter.

- Tu es à moi. Pas à elle, c’est trop tard pour elle. Ta pureté, elle est là que pour moi. Tu me l’as promis…

Mes dernières paroles sont étouffées par des sanglots. Je suis prise de hoquets et de tremblements. La colère sourde en moi. Je serre les poings jusqu’à me planter les ongles dans les paumes des mains. Rageuse, je le frappe violemment, lui qui dévoile toute ma honte. Lui qui finalement n’est jamais là que pour moi. Il est maintenant calmé, habitué à mes humeurs et mes lubies toutes plus folles les unes que les autres. Il me prend dans ses bras et me caresse le dos, puis il prend mon visage entre ses mains, déplace délicatement les mèches imprégnées de larmes qui m’obstruent la vue et m’embrasse le front. Peu à peu le silence revient.
Il ne dit rien, je le sens contrarié, mais je sais. Son regard me dit tout ce qu’il y a à dire.

Soudain, ses mains se posent brusquement sur mes épaules et les pressent fortement.

- Blyss, comment as-tu fait ça ? Tu n’en es qu’à l’apprentissage, comment es-tu parvenue jusque dans mon inconscient ?

J’entrouvre la bouche pour lui expliquer mais la porte s’ouvre avec fracas et les gardes pénètrent avec leurs torches dans sa chambre. Nos têtes se tournent vers les importuns. Leur visage est grave. Ils convoquent Aydan à un Conseil, le Ritualiste est mort.

Les heures passent lentement. J’attends son retour et me suis emmitouflée dans son lit encore imprégné de sa chaleur. Le Ritualiste… Je ne saisis pas tout à fait la situation. Elle est allée lui rendre visite a-t-elle dit. Pourquoi est-il mort ? Non ce n’est qu’une coïncidence. Elle ne lui a rien fait. Je rejoue la scène en pensée et pour la première fois je distingue les ombres qui se dessinaient derrière elle. Des chevaliers, des démons. Non c’est mon imagination elle n’est pas comme cela.

La porte s’ouvre de nouveau, cette fois-ci sur la silhouette d’Aydan. De sa torche il vient donner vie aux flambeaux, puis s’installe à mon chevet.

La voix grave il m’annonce « le Ritualiste est bien mort, les protections du village sont tombées. Nous allons devoir nous relayer pour essayer d’égaler sa puissance. Je ne serai plus si souvent disponible fillette. Avant d’y retourner, tu as des choses à me dire ».

Je lui raconte tout. Comment les histoires qu’il me contait m’étaient chères. Comment depuis toute petite je faisais vivre les héros de ces récits même si je n’en admirais qu’à peine la moitié. Comment des nuits et des nuits j’ai prié pour rencontrer cette prêtresse des terres argentées. Comment j’ai désiré très fortement savoir qui étaient mes parents, pourquoi j’étais ainsi, pourquoi ils m’avaient rejetée. Et comment finalement un jour elle est apparue dans mes songes. Je lui avais alors laissé la porte ouverte pour qu’elle puisse venir me voir. Elle savait les confidences, elle savait pour mes parents, la vérité je la tins d’elle et d’elle seule. Je m’étais sentie trahie par Aydan même. Mais je ne pouvais lui en vouloir. Puis à force de questions, elle avait accepté de m’expliquer ses secrets et ainsi je m’étais retrouvée dans ses rêves à lui.

A mesure que je commente mon histoire, je vois son visage blêmir. Il attend patiemment la fin puis une fois mon dernier mot prononcé :

- Malheureuse, tu ne sais pas qui tu as appelé. Elea n’est plus cette prêtresse dont je t’ai conté les aventures.

Je ne comprends plus. Qu’est-elle alors ?

- Eléa… tu ne connais pas la suite de son histoire. Nous étions restés sur la fin d’un pan de sa vie. Mais par la suite elle a rejoint sa destinée, depuis son arrivée sur les terres d’argent elle avait été marquée par son premier voyage vers la mort. Genki, lui-même, l’empereur des Enfers, l’avait marquée de son sceau. Souviens-toi ce que je te racontais sur la fin du TriUmViraT, lorsque la Géhenne est apparue sur ces terres, les voix… Parmi celles-ci, celles de ses compagnons des Enfers tonnaient. Elle les a rejoints et la plupart de ses troupes l’ont suivie. Pourquoi à ton avis avait-elle la réponse à tes questions ? Parce qu’à l’instar du démon Abaddon, elle connaissait ce qu’il y avait au-delà de cette fameuse porte des Enfers. Depuis qu’elle est passée de l’autre côté, elle n’existe plus, plus vraiment comme elle l’a été du moins.

Il s’embrouille, il a tant à me raconter, le temps lui manque, il marque une pause avant de passer au plus grave de la situation.

- Blyss te rends tu compte ? Tu leur as ouvert l’accès vers notre village. Tu ne savais pas, tu ne pouvais pas, je ne t’ai pas assez mise en garde, mais ta fascination pour tout ça nous met en danger.

Je me rebiffe. Non je n’ai pas fait ça… Et puis peu importe, les autres peuvent bien crever mais pas lui. Je le prends par la main, je veux quitter ce village, je veux qu’on parte ensemble loin de tout avant qu’il ne soit trop tard.

Un halo de lumière se forme alors au centre de la pièce. Elle apparaît au cœur de cette source accompagnée d’un cavalier infernal. Leur aura illumine l’endroit où nous nous trouvons lui donnant une dimension irréelle.

- Vous êtes bien informé cher confrère. Je n’en attendais pas moins de vous Sire Aydan. Maintenant Blyss approche s’il te plaît, je dois te présenter quelqu’un. Rayonnante, elle sourit avec bienveillance et tend la main vers moi.